Inprecor N°
551-552, 2009-07-08, absent (748 I)
IRAN
Crise
du régime et mobilisations populaires
Babak Kia
A la faveur d’une fraude électorale planifiée et de grande ampleur, le président sortant, Mahmoud Ahmadinejad, a été déclaré vainqueur dès le 1er tour, avec un score invraisemblable. Comble de l’ironie, le pouvoir lui-même reconnaît des irrégularités portant sur 3 millions de suffrages. Les chiffres officiels donnent dans 170 circonscriptions électorales une participation allant de 95 % à 140 % !
Si le Conseil des Gardiens de la Constitution a autorisé à concourir quatre candidats, issus du sérail, le « Guide Suprême » avait désigné le vainqueur bien avant le premier tour. En menant un véritable coup d’État destiné à écarter du pouvoir les factions dites « réformatrice » et « pragmatique » proches des anciens présidents Khatami et Rafsandjani, Ahmadinejad et le « Guide Suprême », Ali Khamenei, ont ouvert une crise au sommet du régime. Face à cette accélération du jeu politique, les candidats défaits, Mohsen Rézaï, dirigeant historique des Gardiens de la Révolution, Mehdi Karroubi, ancien président du Parlement et Mir Hossein Moussavi, ancien premier ministre (1981-1989), ont engagé un bras de fer avec le Guide et son poulain. Ce conflit a déclenché un nouvel épisode de la lutte intestine qui oppose les différentes factions. Cette fracture béante au sommet de l’État a ouvert une brèche dans laquelle les aspirations démocratiques de la jeunesse, des femmes et des travailleurs iraniens se sont engouffrées. La dynamique des mobilisations populaires déstabilise profondément l’édifice de la République islamique et pour la première fois le « Guide Suprême » est devenu la cible des manifestants.
En soutenant Ahmadinejad bien avant le scrutin et en qualifiant sa réélection de « miracle divin », Ali Khamenei vient de porter un coup important à sa propre fonction. En effet, le Guide Suprême est le premier personnage de l’État. Il dirige les organes clés du pouvoir : les forces armées, notamment le corps des Gardiens de la Révolution (Sepah-e Pasdaran) et les milices islamiques (Bassidjis), les médias d’État, l’appareil judiciaire et surveille le pouvoir exécutif. La constitution de la République islamique est basée sur le Velâyat-e faghih, le gouvernement du jurisconsulte, incarnation du pouvoir divin et de la domination du religieux sur le politique. En règle générale, le « Guide », qui trace les lignes directrices de la politique du régime, a pour vocation d’arbitrer entre les différentes factions. Mais en prenant part au coup d’État contre le camp « réformateur », Khamenei a mis tout son poids dans la balance et s’est exposé au rejet populaire. Il conforte ainsi la position de celles et ceux qui pensent que le régime n’est pas réformable.
Dynamique
des mobilisations populaires
La dynamique de la mobilisation, qui dans un premier temps était centrée vers la dénonciation de la fraude électorale massive, tend aujourd’hui à remettre en cause la République islamique dans son ensemble. Le slogan « mort au dictateur !» est adressé autant à Ahmadinejad qu’à Khamenei. Cependant la seule chance de la Mollahrchie est que l’opposition légale au clan des « conservateurs » et fondamentalistes (Osul Garayan), dirigé par le Guide Suprême et Ahmadinejad, n’entend pas remettre en cause les fondements de la République islamique. En effet, l’opposition dite « réformatrice », représentée par Mir Hossein Moussavi et Karroubi, veut s’appuyer sur la vague de contestation populaire, tout en la cantonnant dans le cadre institutionnel actuel. Loin de contrôler la dynamique de la rue, les « réformateurs » voudraient instrumentaliser la mobilisation populaire et l’utiliser contre leurs adversaires.
Malgré la répression et le black-out médiatique organisés par le pouvoir, la mobilisation populaire se poursuit. Les manifestations tentent de s’organiser à Téhéran et dans les grandes villes. Le régime cherche à imposer un degré de violence important afin d’étouffer la mobilisation. Les grandes villes subissent un état de siège quasi permanent, avec bouclage des artères principales et filtrage de la circulation. Les Gardiens de la Révolution et les Bassidjis occupent les points névralgiques de Téhéran. Afin d’éviter une confrontation directe avec les miliciens et les Pasdaran, la population trouve des formes d’action diverses, mais ne cède pas d’un pouce. Des appels à la grève, y compris à la grève générale, se sont multipliés mais leur extension s’est heurtée, jusque-là, à la répression et à l’absence de droit syndical et de syndicat indépendant. A la pointe de ces initiatives, se sont retrouvés les salariés des entreprises et services les plus mobilisés ces dernières années, comme ceux de la compagnie de transport en commun de Téhéran (Sherkat-e Vahed) ou d’Iran Khodro (premier constructeur automobile du pays avec 60 000 travailleurs) ainsi que ceux de la santé ou encore les universitaires. Contrairement à une vision répandue en dehors de l’Iran par les soutiens d’Ahmadinejad, la mobilisation sociale rassemble la jeunesse, les femmes et les travailleurs. Une des caractéristiques du mouvement actuel est que contrairement à celui de 1999, les étudiants ne sont pas les seuls à affronter le pouvoir. Quand elles peuvent se dérouler, les manifestations à Téhéran débutent dans le sud de la ville, dans les quartiers populaires, et traversent la capitale vers le nord. La chaîne humaine que ses habitants ont tenté d’organiser le lundi 29 juin devait s’étendre sur douze kilomètres. Cette initiative, peu relatée par les médias, a été partiellement réussie et ce malgré les agressions des forces antiémeute. Chaque soir, les toits de Téhéran résonnent des slogans lancés par la population, s’exposant ainsi aux descentes régulières des miliciens dans les habitations. Bien entendu, l’absence de direction révolutionnaire et d’organisation indépendante sur le plan politique et syndical constitue un véritable handicap. Cependant, la dynamique de mobilisation et de radicalisation à l’œuvre ne sera pas sans conséquence. Car même si le régime parvenait à reprendre le contrôle de la rue, sa perte de légitimité ouvre une situation d’instabilité profonde et durable.
Le peuple iranien paie un lourd tribut en s’opposant courageusement à la République islamique. Plus de deux cent morts, des centaines de blessés, près de deux mille arrestations et des informations faisant état de séances de tortures infligées aux détenus afin qu’ils fassent des « aveux » publics concernant « leurs liens avec l’étranger ».
Division
des élites au pouvoir
Évènement rare, plusieurs grands ayatollahs comme Ali Montazeri, Nasser Makaram Chirazi, Assadollah Zanjani, Moussavi Ardebili ou le grand ayatollah Sanaïe, ont exprimé leur inquiétude quant à la perte de légitimité du régime. Certains d’entre eux, comme le grand ayatollah Ali Montaezeri, soutiennent les manifestants. Or, ceux qui connaissent le monde chiite savent que l’autorité religieuse et morale de ces grands ayatollahs est supérieure à celle du « guide ». Dans le système doctrinal du chiisme, ils sont des « marjaas » (pôles d’imitation pour les fidèles, ce qui n’est pas le cas d’Ali Khamenei qui a été élevé au rang d’Ayatollah pour pouvoir accéder au poste de Guide). Ces prises de position de hauts-dignitaires du clergé témoignent de l’importance de cette crise qui dépasse largement « la simple » fraude électorale.
La situation actuelle n’est que l’aboutissement d’un processus long et complexe qui s’est engagé au sein du régime pour une part, et dans la société iranienne d’autre part.
Avec l’usurpation de la Révolution de 1979 par l’Ayatollah Khomeiny et l’instauration de la République islamique, c’est un système institutionnel à deux têtes qui s’est mis en place. A deux têtes, mais avec une hypertrophie des institutions et fonctions religieuses. Ainsi, parallèlement à la nature théocratique du régime, il existe des institutions à caractère républicain. En Iran, les élections (municipales, parlementaires et surtout présidentielles) n’ont pas pour but la représentation, puisqu’elles ne sont évidemment pas démocratiques. Les opposants à la République islamique n’ont pas le droit d’exister politiquement et les candidats sont sélectionnés au préalable par une instance supérieure du régime, en l’occurrence le Conseil des gardiens de la Constitution. En revanche, ces élections ont un autre objectif, bien plus fondamental : la légitimation d’un pouvoir « révolutionnaire » qui se veut populaire et se présente comme massivement soutenu par les citoyens. Or, il y a une tension permanente entre un pouvoir, qui en attendant la réapparition du Mahdi (le 12ème imam, disparu en l’an 874) se définit comme l’émanation de Dieu (le Velâyat-é faghih) et des institutions et fonctions « représentatives » (Parlement, Président de la République « issus de la souveraineté populaire »…). De la destitution de Bani Sadr par Khomeiny un an après son élection en 1981 au conflit permanent entre Khatami et Khamenei de 1997 à 2005, cette contradiction persiste et ce depuis les débuts de la République islamique.
En République islamique le clergé comme les laïcs, à l’instar d’Ahmadinejad, justifient toujours leur action par des « théorisations » religieuses. Chacune des factions développe ainsi ses propres explications qui peuvent évoluer en fonction de la conjoncture et au gré des retournements d’alliances. Cependant, depuis plus de dix ans, un débat profond traverse le clergé iranien. Ce débat est lié à l’aspect bicéphale du système politique iranien et à la poussée des aspirations démocratiques et sociales de la population.
Certains dignitaires religieux, très minoritaires, défendent une déconnexion entre le religieux et le politique. Leur préoccupation part de la volonté de préserver l’Islam des aléas du pouvoir politique. Ces idées ont influencé certains cercles étudiants actifs.
D’autres positionnements, portés au sein du sérail par Moussavi et Karoubi notamment, mettent l’accent sur la « souveraineté populaire ». Les factions dites « réformatrices » pensent que le Velâyat-e faghih doit être électif et que le suffrage universel et le choix du peuple constituent le fondement de l’État islamique.
Que
représente Ahmadinejad ?
Face à cette lecture Ahmadinejad, inspiré par quelques membres influent du clergé comme l’Ayatollah Mesbah Yazdi ou l’Ayatollah Mahdavi Kani, considère que le gouvernement islamique doit être fondé sur les principes de la foi islamique. Ainsi, en 1998, Mahdavi Kani n’hésitait pas à déclarer que « pour nous, chaque gouvernement dont le gouverneur est désigné et déterminé par Dieu est légitime même si la population ne l’accepte pas et, à l’inverse, chaque gouvernement dont le gouverneur n’est pas désigné par Dieu est illégitime et usurpateur, même si la population l’accepte ». Ces derniers ne parlent pas de République islamique mais bien de Gouvernement islamique. La faction dite « pragmatique » incarnée par Rafsandjani, l’homme le plus riche d’Iran et réputé le plus corrompu, défend un positionnement intermédiaire, accordant la primauté au Guide tout en insistant sur la « participation populaire ».
La crise politique actuelle traduit la tentative du camp Khamenei-Ahmadinejad de se défaire du suffrage universel qui, jusqu’à ces élections, permettait aux différentes factions de se départager et de se partager le pouvoir. En s’en « libérant », le clan Ahmadinejad entend contrôler totalement l’appareil d’État ainsi que les moyens économiques et financiers. Ces théorisations autour du gouvernement islamique n’ont qu’une fonction : justifier la mainmise des Pasdaran et d’une partie du clergé sur les richesses du pays, durcir encore le régime afin de contenir la remontée des luttes sociales et démocratiques et éliminer du pouvoir toutes les autres factions. En effet, dans la compétition qui fait rage au sein du sérail, la volonté des « réformateurs », proches du secteur industriel privé, d’ouvrir davantage le marché iranien aux investisseurs étrangers d’une part et de casser certains monopoles d’État aux mains des Pasdaran d’autre part, aiguise le conflit pour le contrôle du pouvoir. La poussée populaire qui ne se dément pas et la guerre que se livrent les différents clans et les fractions de la bourgeoisie qu’ils représentent s’est intensifiée sous la pression de la crise mondiale du capitalisme. Partisans du libéralisme économique et de l’insertion renforcée de l’Iran dans la mondialisation capitaliste, les « réformateurs » se heurtent aux intérêts mafieux-bureaucratiques des Gardiens de la Révolution.
L’ascension des Gardiens de la Révolution s’est faite progressivement. Réduire son corps à une armée idéologique et d’élite dévouée au Guide serait très exagéré. La direction du Sepah, qui a pris une place politique et économique prépondérante, entend diriger l’État et l’asservir à ses propres intérêts. Les Pasdaran soutiennent activement Ahmadinejad qui a fait partie de ce corps d’élite. Il représente leurs intérêts au sommet de l’État. La véritable base sociale d’Ahmainejad se constitue des couches traditionnelles proches du Bazar qui jouent un rôle économique incontournable, des Bassidjis et de leur famille, d’une partie de la haute bureaucratie d’État et de toutes celles et ceux qui font partie des organisations civiles dirigées ou financées par les Pasdaran. Ces derniers contrôlent diverses activités économiques et financières. Du bâtiment aux activités de loisirs en passant par le secteur pétrolier et de l’armement, rien ne leur échappe. Leur domaine d’activité n’a pas de limites, même la contrebande et l’organisation de réseaux de prostitution pour les pétromonarchies du golfe sont de leur ressort. Ils ont entre les mains, outre la puissance de feu, une puissance financière considérable. Par sa mainmise sur les Fondations (Bonyad) — ces organismes créés après la révolution de 1979 pour gérer les biens expropriés aux dignitaires de la Monarchie — la direction des Pasdaran est l’un des acteurs majeurs de la vie économique. Les Fondations sont de véritables holdings aux activités très diversifiées et font partie des sociétés les plus puissantes du Moyen-Orient. Elles représentent plus de 40 % du PIB hors-revenu pétrolier. Véritable État dans l’État, les Fondations échappent au contrôle de l’administration et sont des vecteurs de la corruption et du clientélisme. Seules quelques personnes, dont le Guide Ali Khamenei, sont informées de leur activité et de celle des Pasdaran.
L’argument selon lequel Ahmadinejad serait le représentant des couches défavorisées n’est étayé par aucun élément un tant soit peu tangible. Comme le montrent de nombreuses enquêtes, sa victoire, lors des élections présidentielles de 2005, n’a pas été le résultat du vote des « laissés-pour-compte » comme on l’entend trop souvent, y compris dans la gauche occidentale.
En rapprochant les cartes électorales du vote Ahmadinejad en 2005 de celles du taux de chômage par département et des régions les moins développées ou du monde rural on s’aperçoit aisément que le score réalisé est médiocre. En fait, Mahmoud Ahmadinejad a gagné, en 2005, en s’appuyant sur le désenchantement populaire à l’égard des « réformateurs » et grâce au maillage territorial assuré par les Bassidjis et les Pasdaran ainsi qu’aux liens entre les activités économiques et militaires des Gardiens de la Révolution.
Son premier mandat a été marqué par un plan massif de privatisations qui a bénéficié à ses proches, mais aussi par une hausse vertigineuse de l’inflation (30 % par an) et par une forte remontée du chômage. L’utilisation clientéliste de la rente pétrolière (en ce domaine l’Iran n’est pas un cas à part), qui permet de s’assurer du soutien de certaines couches sociales paupérisées, n’a pas suffit. En effet, ces dernières ont perdu bien plus par le biais de l’inflation que ce qu’elles percevaient via la redistribution arbitraire d’une partie de la manne pétrolière. La dilapidation des revenus pétroliers, qui représentent 85 % des recettes d’exportation et 75 % des recettes budgétaires, a empêché toute modernisation des infrastructures. En l’absence de capacité de raffinage, l’Iran importe 40 % de sa consommation d’essence. Les salaires n’ont jamais autant été comprimés et ce malgré la hausse du prix du baril et des revenus pétroliers du pays. Pour obtenir le paiement de leur salaire les travailleurs du public comme du privé ont dû multiplier les mouvements de grève. A chaque fois, Ahmadinejad et les siens ont répondu par la répression et des arrestations. Loin de briser la détermination des travailleurs, la répression a eu pour conséquence une radicalisation accrue au sein de la jeunesse, des militantes féministes et de la classe ouvrière en générale.
Dans un pays de près de 71,2 millions d’habitants, où les jeunes représentent 67,9 % de la population, l’absence de perspectives sociales et d’espaces de libertés représente un cocktail explosif pour le pouvoir. La corruption du clergé et des gardiens de la révolution, la violence politique, économique et sociale imposée par le régime des mollahs ont contribué largement à la perte de légitimité de la République islamique. La séquence politique en cours avec le trucage des élections, le soutien du Guide à Ahmadinejad et la violence de la répression accentuent les facteurs de refus de l’ordre en place.
« Anti-impérialisme
des imbéciles »
Rejetée massivement dans sa dimension symbolique, idéologique, sociale et politique, la République islamique ne tient plus que par l’exercice de la violence. Or, les manifestations des dernières semaines en témoignent, la peur de dénoncer le régime dans son ensemble est tombée. Face à l’ampleur de la mobilisation les discours de Khamenei et d’Ahmadinejad tentent de faire appel au sentiment national des Iraniens. En dénonçant le complot étranger, le clan au pouvoir cherche à isoler les manifestants et à se laisser les mains libres pour une répression aveugle, au nom de la défense des intérêts de la nation. Bien entendu ce type de discours n’a plus d’effet en Iran. Évidemment, il ne s’agit pas d’être dupe. Les puissances impérialistes lorgnent depuis toujours sur les richesses du pays. Si elles pouvaient agir et installer un régime plus favorable à leurs intérêts elles le feraient. Il faut néanmoins noter qu’à ce stade, aucune puissance impérialiste ne propose de rupture diplomatique avec la République islamique. Quant à Obama, il poursuit sa « politique de main tendue ». Au-delà, la meilleure façon de contrecarrer les projets impérialistes est, non pas de soutenir Ahmadinejad et consort, mais bien de construire un mouvement de solidarité internationale avec le peuple iranien. Il serait aberrant d’analyser la crise ouverte aujourd’hui en Iran comme l’expression d’un complot impérialiste ou de comprendre les mobilisations contre la fraude électorale comme un soutien à une faction pro impérialiste, justifiant y compris la répression. Si le peuple iranien rejette toute ingérence impérialiste, il n’est pas disposé non plus à accepter plus longtemps un pouvoir théocratique réactionnaire, brutal et corrompu. Il a suffisamment de raisons pour descendre dans la rue. La jeunesse, les femmes, les travailleurs ne cessent de lutter pour l’égalité, la justice sociale et pour des droits démocratiques. A l’image des positions prises par les militants de gauche iraniens, il est nécessaire de soutenir les mobilisations populaires, d’apporter un point d’appui à celles et ceux qui luttent en Iran et ce sans cautionner telle ou telle faction. Certains dans la gauche internationale affirment que les millions de personnes (3 millions de manifestants dans les rues de Téhéran le 15 juin, selon les décomptes de la Mairie de Téhéran, proche d’Ahmadinejad), qui s’opposent physiquement aux forces antiémeute et autres nervis du régime, sont manipulées par les États-Unis, Israël ou la Grande-Bretagne. La théorie du complot ignore les fondements réels de la crise qui relèvent avant tout de facteurs internes. Elle ne tient pas compte non plus des conditions spécifiques de politisation dans un contexte où la dictature a démantelé toutes les organisations politiques et syndicales.
Ces positions empruntent une pente dangereuse qui a déjà été explorée en d’autres temps et qui a fait de nombreux dégâts au sein du mouvement ouvrier international. La théorie qui consiste à penser que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » a amené certains secteurs militants à soutenir les crimes du stalinisme, voire à chercher des alliances contre-nature parfois même avec l’extrême droite. Plus proche de nous, il est impensable pour des militants anti-impérialistes et anti-sionistes de dénoncer l’État d’Israël en faisant quelques concessions que ce soit aux discours de type antisémite. Accréditer l’idée qu’Ahmadinejad est un dirigeant anti-impérialiste c’est oublier le rôle joué par le régime iranien dans la relative stabilisation de l’Irak. La République islamique d’Iran est un des soutiens du premier ministre irakien fantoche Al Maliki, installé par l’impérialisme états-unien. Aujourd’hui, la République islamique participe, à l’invitation des États-Unis, aux conférences internationales concernant la stabilisation de l’Afghanistan. Quel est cet anti-impérialisme présumé qui collabore avec les forces d’occupation ? L’administration états-unienne le sait, les dirigeants de la République islamique partagent tous la même position concernant le dossier du nucléaire. Ahmadinejad, comme les autres candidats à la présidence, peut manier un langage dur en façade et négocier en coulisses. D’ailleurs en matière de politique étrangère, il n’y a pas de différences profondes entre les factions. Le premier mandat d’Ahmadinejad en ce domaine n’a pas été différent de celui de ses prédécesseurs. La politique extérieure de la République islamique est tout autant dictée par ses intérêts sur la scène régionale et internationale que par la nécessité du régime de souder sa base sociale autour d’un discours populiste aux accents nationalistes.
De l’affaire de la fatwa lancée par Khomeiny contre Salman Rushdie en passant par les discours d’Ahmadinejad niant l’holocauste, à chaque fois que la République islamique a traversé une période difficile, ses dirigeants ont cherché à créer une tension sur le plan international afin de masquer la gravité de la crise. La virulence de Khomeiny durant les années 1980 à l’égard du « Grand Satan » et de son allié israélien n’a pas empêché la République islamique d’acheter des armes à l’impérialisme états-unien et de se les faire livrer par l’État sioniste. La vision selon laquelle une crise du pouvoir ou un changement de régime en Iran serait une défaite pour la résistance libanaise et palestinienne et ferait le jeu d’Israël relève d’un « anti-impérialisme des imbéciles ».
L’État d’Israël n’a rien à craindre des vociférations antisémites d’Ahmadinejad. Au contraire, les dirigeants israéliens se saisissent de l’émotion créée par les propos du président iranien pour justifier et accentuer leur politique coloniale contre le peuple palestinien. Il ne suffit pas de financer telle ou telle organisation de la résistance palestinienne pour gagner des galons d’anti-sionisme ou d’anti-impérialisme, auquel cas bien des monarchies du golfe et des régimes arabes corrompus seraient à classer dans cette catégorie.
Qu’à cela ne tienne, un anti-impérialiste comme James Petras n’hésite pas à dénoncer une pseudo coalition regroupant « les néo conservateurs, les conservateurs libertariens et les trotskystes » qui auraient « joint leur voix à celles des sionistes, saluant les protestataires de l’opposition iranienne, voulant y voir une avancée d’on ne sait trop quelle « révolution démocratique ». Sans dire un mot des contradictions à l’œuvre en Iran, sans dire un mot de la légitimité des mobilisations et des aspirations pour des droits démocratiques et sociaux, pour l’égalité entre les hommes et les femmes, James Petras et bien d’autres, se laissent malheureusement aveugler par les rodomontades grotesques d’Ahmadinejad.
Accentuant la confusion, les prises de positions de Hugo Chavez en soutien à Ahmadinejad traduisent une approche de la construction des rapports de forces qui s’appuie davantage sur la diplomatie cynique des États que sur les mobilisations populaires. Elles renvoient fondamentalement à une conception étriquée où la maîtrise des cours de pétrole apparaît comme une arme économique stratégique dans la consolidation des positions acquises face à l’impérialisme, alors que la seule voie sérieuse et progressiste se trouve dans le développement des mobilisations populaires, sociales et démocratiques.
Pourtant nous le savons, l’anti-impérialisme conséquent doit se situer aux côtés des peuples qui luttent pour leur émancipation. Notre combat anti-impérialiste ne peut se dissocier du combat pour la justice sociale, pour la souveraineté des peuples et contre toutes le formes d’oppression et d’exploitation. La realpolitik et la dénonciation sélective ne doivent pas faire partie de nos grilles d’analyse et de nos méthodes de lutte. Ce sont les armes de la bourgeoisie. A ce titre il convient de saluer l’appel signé par bon nombre d’intellectuels-militants de gauche, qui de Daniel Bensaïd à Noam Chomsky ou Alain Badiou ont apporté un soutien franc au peuple iranien dans sa lutte contre la dictature et ce sans faire aucune concession aux puissances impérialistes. Le peuple iranien ne doit pas rester isolé. Il a besoin de notre solidarité !
Le 4 juillet 2009
► Babak Kia est militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVe Internationale. Il
est également membre de la Solidarité avec les Travailleurs
en Iran. |