La
crise de régime ouverte le 12 juin 2009 par
la réélection truquée de Mahmoud
Ahmadinejad n'en finit pas de
s'approfondir. Le
régime est profondément et durablement
divisé.
Le
temps des compromis qui permettaient
traditionnellement aux clans conservateurs
et « réformateurs » de se partager le
pouvoir, semble clos.
Cette crise au sommet a ouvert un espace
sans précédent pour les mobilisations
populaires. A travers cette vague de
protestation, ce sont les aspirations
démocratiques de la jeunesse, des femmes et
des travailleurs iraniens qui s'expriment
tout autant que la colère et les
frustrations accumulées. La dynamique de la
mobilisation, qui dans un premier temps
était centrée sur la dénonciation de la
fraude électorale, tend de plus en plus à
remettre en cause la République Islamique
dans son ensemble.
En
soutenant Ahmadinejad bien avant le scrutin
et en qualifiant sa réélection de « miracle
divin », le Guide de la Révolution Ali
Khamenei a porté un coup important à sa
propre fonction. La constitution de la
République Islamique est basée sur le
Velâyat-e faghih, le gouvernement du
jurisconsulte, incarnation du pouvoir divin
et de la domination du religieux sur le
politique. Premier personnage de l’État, le
Guide dirige les organes clés du pouvoir :
les forces armées, notamment le corps des
Gardiens de la Révolution (Sepah-e Pasdaran)
et les milices islamiques (Bassidji), les
médias d’État, l’appareil judiciaire et
surveille le pouvoir exécutif. En règle
générale, le Guide, qui trace les lignes
directrices de la politique du régime, a
pour vocation d’arbitrer entre les
différentes factions. Or, en prenant part au
coup d’État électoral contre le camp
« réformateur », en ordonnant la répression
contre les manifestants et les opposants,
Khameneï s’est exposé au rejet populaire. Il
conforte ainsi la position de celles et
ceux, de plus en plus nombreux, qui pensent
que le régime n’est pas réformable.
Les
Gardiens de la Révolution : un Etat dans
l'Etat
Cette crise au sein du pouvoir illustre une
évolution profonde de la scène politique
iranienne. Il ne s'agit pas d'un épisode de
plus dans la lutte intestine qui opposait
jusque là les différents clans.
La
situation actuelle est l’aboutissement d’un
processus long et complexe qui s’est engagé
au sein du régime. Cela se traduit entre
autre, par l'ascension du pouvoir économique
et politique du corps de Gardiens de la
Révolution et par la relégation progressive
du clergé chiite et des compagnons de route
de Khomeiny.
Aujourd'hui il apparaît clairement que la
quasi totalité des grands ayatollahs
s'opposent au pouvoir des Gardiens de la
Révolution, de Khameneï et d'Ahmadinejad.
Or, dans le monde chiite l’autorité
religieuse et morale de ces grands
ayatollahs est grande. Dans le système
doctrinal chiite, ils sont des « marjaa-e
taghlid » (sources d’imitation pour les
fidèles), ce qui n’est pas le cas d’Ali
Khamenei qui a été élevé au rang d’Ayatollah
pour pouvoir accéder au poste de Guide. On
dit de lui qu'il est devenu Ayatollah en une
nuit.
Ainsi, des personnalités de la première
heure se retrouvent dans l'opposition dite
« verte ». C'est le cas évidemment de Mir
Hossein Moussavi, ancien premier ministre de
1981 à 1989, de Mehdi Karoubi, ancien
président du parlement, de Mohamad Khatami,
ancien président de la république et ancien
ministre du temps de Khomeiny. Même l'un des
petits fils de l'Ayatollah Khomeiny a
rejoint le camp de Moussavi. C'est aussi le
cas du fils de l'Ayatollah Beheshti, un des
trois personnages centraux avec Khomeiny et
Montazeri, des premiers temps de la
République Islamique, (Behehsti père a été
assassiné le 28 juin 1981 au cours d'un
attentat). D'autres personnages
emblématiques de la République Islamique
tentent de trouver une place médiane dans le
conflit qui fait rage au sein du régime.
C'est le cas de Hachémi Rafsandjani
(corrompu notoire, ancien président du
parlement, ancien président de la
république, président actuel du Conseil de
discernement et de l'assemblée des experts
de deux des plus importantes institutions du
pays), mais des membres influents de sa
famille se retrouvent dans l'opposition à
Ahmadinejad.
L’ascension du Sepah s’est faite
progressivement. Outre la puissance de feu,
ils ont entre les mains, une puissance
économique et financière considérable.
Désormais la direction du Sepah entend
diriger l’État et l’asservir à ses propres
intérêts. Ahmadinejad, qui a fait partie de
ce corps d’élite, représente leurs intérêts
au sommet de l’État. Leur véritable base
sociale se constitue de couches
traditionnelles proches du Bazar
qui
jouent un rôle économique incontournable,
des Bassidji et de leur famille, d’une
partie de la haute bureaucratie d’État et de
toutes celles et ceux qui font partie des
organisations civiles dirigées ou financées
par les Pasdaran. Ces derniers contrôlent
diverses activités économiques et
financières. Les hauts commandants du Sepah
sont propriétaires de ports commerciaux,
d'aéroports, de compagnies aériennes
civiles, de la compagnie de
télécommunication du pays, de diverses
entreprises que ce soit dans la métallurgie,
la construction automobile ou le bâtiment.
Ils contrôlent également le secteur
pétrolier et celui de l’armement.
Pratiquement rien ne leur échappe, pas même
les activités de loisir, puisqu'ils
exploitent aussi des pistes de skis. Par sa
mainmise sur les Fondations (Bonyad) — ces
organismes créés après la révolution de 1979
pour gérer les biens expropriés des
dignitaires de la Monarchie — la direction
des Pasdaran est l’un des acteurs majeurs de
la vie économique. Véritables holdings aux
activités très diversifiées qui font partie
des sociétés les plus puissantes du
Moyen-Orient, les Bonyad représentent plus
de 40 % du PIB hors revenu pétrolier.
Véritable État dans l’État, les Fondations
échappent au contrôle de l’administration et
sont des vecteurs de corruption et de
clientélisme. Seules quelques personnes,
dont le Guide
Ali Khameneï et son bureau,
sont informées de leur activité et de celle
des Pasdaran. Ce sont leurs intérêts
mafieux-bureaucratiques et la mainmise sur
la rente pétrolière que le Sepah entend
défendre jusqu'au bout.
La
politique d'Ahmadinejad éclaire parfaitement
le projet en cours. Directions d'entreprises
publiques et privées, postes importants dans
les administrations et les différents
ministères... Les Pasdaran ont placé leurs
hommes à des positions clés. Les ministres
sont de plus en plus issus du corps des
Gardiens de la Révolution et il en va de
même des préfets. La politique menée a été
marquée par un plan massif de privatisations
qui a bénéficié aux dirigeants des gardiens
de la Révolution, mais aussi par une hausse
vertigineuse de l’inflation (30 % par an) et
par une forte remontée du chômage.
L’utilisation clientéliste de la rente
pétrolière (en ce domaine l’Iran n’est pas
un cas à part), qui permet de s’assurer du
soutien de certaines couches sociales
paupérisées, n’a pas suffit. En effet, ces
dernières ont perdu bien plus par le biais
de l’inflation que ce qu’elles percevaient
via la redistribution arbitraire d’une
partie de la manne pétrolière. La
redistribution, au sein du pouvoir, des
revenus pétroliers, qui représentent 85 %
des recettes d’exportation et 75 % des
recettes budgétaires, a empêché toute
modernisation des infrastructures. En
l’absence de capacité de raffinage, l’Iran
importe la moitié de sa consommation
d’essence.
Cette volonté de mainmise totale sur le
pouvoir est l'aboutissement d'un processus
d'autonomisation du Sepah. Les Pasdaran
ambitionnent de gouverner seuls, cela
nécessite l'éviction des clans adverses et
l'instauration d'une dictature
militaro-fondamentaliste. La « victoire »
d'Ahmadinejad devait être la concrétisation
de ce projet. Mais en tentant de mettre « la
moitié » du régime hors jeu, les Pasdaran
ont rompu les équilibres traditionnels au
sein de la République Islamique. A
l'évidence, aucune des factions n'avaient
vraiment imaginé l'irruption de la
mobilisation populaire et surtout sa
puissance.
Dynamique
du mouvement populaire et engrenage
répressif
Du
côté des « réformateurs », il s'agit
d'instrumentaliser le mouvement de rue dans
le cadre des institutions de la République
Islamique et des rapports de forces
internes. Moussavi comme Karoubi n'ont cessé
de développer des mots d'ordre tendant à
recentrer la mobilisation sur la
contestation du résultat des élections de
juin. Même après la répression sanglante de
l'Achoura, Moussavi a, à nouveau, appelé à
la non violence et déclaré que la sortie de
crise se situait dans la reconnaissance du
vote de la population. Or, si dans un
premier temps les manifestations étaient
effectivement centrées sur la question du
vote, aujourd'hui la mobilisation pose la
question de l’illégitimité du Velayât-e
faghih, fondement même de la République
Islamique d'Iran. Comme en témoigne
l'évolution des slogans écrits sur les murs
des villes ou criés dans les manifestations,
la contestation dépasse largement la
question électorale. Si le mouvement
populaire apparaît confus, cela est dû
davantage à son caractère composite et large
d'une part et plus généralement aux
conditions spécifiques de politisation dans
un contexte où la dictature a démantelé
toutes les organisations politiques et
syndicales. Ce qui fait le liant et la
profondeur de ce mouvement de protestation
qui réunit les femmes, la jeunesse, les
classes moyennes et les travailleurs en
général, ce sont trente ans d'absence
d'espace démocratique et de perspective
sociale, c'est la répression au quotidien et
l'ingérence dans la vie privée de chacun,
c'est la corruption des dignitaires du
régime toutes tendances confondues. Ce sont
ces frustrations accumulées ainsi que les
aspirations démocratiques qui portent autant
sur l'égalité entre homme et femme, sur les
libertés individuelles et collectives qui
s'expriment dans cette vague de
mobilisation. Ces quinze dernières années le
pays a connu un regain d'activité sociale,
que ce soit dans le monde étudiant, parmi
les travailleurs du secteur public et du
privé, chez les militants des droits de
l'Homme ou pour l'égalité des sexes.
Aujourd'hui et pour la première fois,
l'ensemble de ces secteurs actifs se
retrouvent ensemble dans un même mouvement.
Pour toutes ces raisons, cette dynamique
échappe au contrôle des personnalités du
mouvement « vert » et s'affronte brutalement
au tenant du pouvoir.
Elle échappe aussi aux Pasdaran et cela
tient en partie à la forme et à la
composition de ce mouvement populaire. En
effet, on y retrouve des secteurs si divers,
qu'il en devient incontrôlable. D'autre
part, l'absence d'organisations et de
structuration empêche le régime de décimer
un mouvement qui n'a pas de chefs. La
direction du mouvement « vert » est,
elle-même, souvent à la remorque de la
population. Les manifestations se
développent grâce aux connections
individuelles, familiales, de voisinages et
ou professionnelles. Internet et le réseau
de téléphonie mobile, que le pouvoir ne peut
paralyser totalement, jouent un rôle
important et permettent aux opposants de
communiquer, de s'organiser et surtout de
s'informer sur la situation dans le reste du
pays. Ils suivent également les réactions à
l'étranger et communiquent avec la diaspora.
L'absence de structuration verticale,
résultant du contexte répressif, pose
d'énormes difficultés au pouvoir qui peine à
anticiper l'ampleur des évènements. Avec une
surprenante régularité, la population
détourne chaque commémoration officielle et
la transforme en journée de protestation
contre le régime. Cela a encore été le cas
le 27 décembre dernier lors de la journée de
l'Achoura, date emblématique du calendrier
chiite qui commémore l'assassinat à Karbala
de l'imam Hossein. Il en va de même des
journées de deuil. A chaque fois que les
forces de répressions assassinent un
manifestant ou qu'un dignitaire religieux
qui soutient les manifestants décède (comme
cela a été le cas avec l'Ayatollah
Montazeri), cela fait l'objet d'agitations
antigouvernementales. Comme lors du
processus révolutionnaire de 1978-1979, la
population prolonge ces journées de deuil et
de protestation en descendant dans la rue de
40 jours en 40 jours pour commémorer le
défunt (selon le rite traditionnel chiite).
Viols et tortures systématiques perpétrés
contre les personnes emprisonnées, procès
spectacles et exécutions, déploiement de
force et quadrillage des villes, répression
contre les mères en deuil ou contre les
dirigeants étudiants et les travailleurs en
lutte, tout cela n'a pas empêché la
mobilisation populaire de s'étendre et de
s'approfondir. Plus de mille personnes ont
été arrêtées suite aux manifestations du 27
décembre dernier et le bilan des personnes
tuées s'élèvent au moins à 36. Même le Shah
n'avait osé réprimer les manifestants le
jour de l'Achoura. Les jours suivant le 27
décembre le pouvoir a multiplié les
arrestations et ses nervis ont attaqué des
mosquées pour en déloger des religieux
favorables à Moussavi.
Cette violence imposée par le pouvoir a eu
pour effet de détruire davantage sa
légitimité idéologique et son hégémonie au
sens
gramscien.
Car l'Islam et le discours nationaliste sont
précisément les outils de légitimation
instrumentalisés par la République
Islamique. Or, en s'en prenant aux symboles
religieux et moraux, Ahmadinejad, le Sepah
et le Guide ont porté un préjudice
irréparable aux outils idéologiques de
domination. La posture nationaliste est
l'autre fond de commerce de la classe
politique iranienne. Mais la réalité est
loin des discours puisque le régime
collabore avec les Etats-Unis et les forces
occidentales en Afghanistan et en Irak.
L'impérialisme US a en retour fermé le camp
des Mojahedines du Peuple en Irak et ces
militants ont été attaqué militairement par
le régime fantoche irakien. Sur le plan
économique et commerciale il en va de même.
On ne compte plus le nombre de joint-venture
signé avec les grandes multinationales. Via
Dubaï, les grandes puissances occidentales
commercent avec l'Iran et à n'en pas douter
la crise financière et économique que
traverse l'Emirat confortera ces échanges.
Quant au domaine sécuritaire, des
multinationales comme Nokia et Siemens
aident le pouvoir à limiter les capacités de
communication des manifestants et à
contrôler le trafic internet[2].
Dernièrement, Interpol a publié l'identité
de douze militants d'extrême gauche
recherchés par la République Islamique[3]. La
dernière semaine de décembre, la Chine a
livré à l'Iran des blindés anti émeutes et
cela au vu et au su des puissances
impérialistes. En réalité, celles-ci
préfèrent la stabilité au changement apporté
par une mobilisation populaire qu'elles ne
contrôlent pas.
Dans le contexte actuel, les deux sources de
légitimation du pouvoir sont épuisées.
Rejetée massivement dans sa dimension
symbolique, idéologique et religieuse,
sociale et politique, la République
Islamique ne tient plus que par l’exercice
de la violence, la peur et le clientélisme.
Même des secteurs habituellement acquis au
pouvoir commencent à faire entendre leur
désapprobation. Cela
est vrai des populations rurales mécontentes
de la répression qui touche aussi les villes
petites et moyennes. Mais c'est aussi le cas
maintenant de certains commerçants du Bazar
inquiets de l'instabilité du pays.
Des électeurs d'Ahmadinejad commencent à
descendre dans la rue pour dénoncer la
répression.
Les manifestations du 27 décembre ont donné
lieu à une résistance sans précédent de la
population. A de nombreuses occasions les
Bassidji et les voltigeurs ont dû fuir face
aux manifestants. Des véhicules de la police
et du Bassidj ont été détruit. Certains
quartiers de Téhéran et de Tabriz notamment
ont échappé pendant des heures durant au
contrôle du régime. Les Pasdaran comme les
« réformateurs » en ont pris conscience : le
mouvement populaire a franchi un seuil dans
la radicalisation.
L'ampleur de la résistance populaire divise
désormais le clan qui s'articule autour de
Khameneï, du Sepah et d'Ahmadinejad. Trois
positions se dessinent. La plus forte
aujourd'hui, entend écraser la mobilisation
dans le sang. Une autre voudrait trouver un
terrain d'entente avec Moussavi afin
d'enrayer la dynamique jugée périlleuse. La
troisième, incarnée par le Guide fait la
balance entre les deux précédentes. Les
hauts commandants du Sepah ont opté pour la
confrontation mais sont pour le moment
freinés par les divisions internes au
pouvoir. Car les tenants du régime toutes
« sensibilités » confondues le savent : pour
écraser le mouvement dans le sang il faut
avoir décidé d'aller vers un point de non
retour. En effet, une telle décision
soulèverait l'hostilité totale de l'immense
majorité, cela fermerait définitivement la
porte à un éventuel compromis avec les
dirigeants « verts » ou à l'hypothétique
« émergence » d'un homme providentiel.
Enfin, cela accroîtrait les divisions au
sein du pouvoir et des forces répressives,
ce qui rend hypothétique l'instauration de
la loi martiale. L'ensemble de ces
conséquences pousse, pour le moment, les
dirigeants actuels à une certaine prudence.
D'ailleurs, si le nombre de morts est déjà
important, le régime ne s'est pas encore
engagé dans la voie du bain de sang. A cette
étape, la répression est sélective et
s'exerce contre les cadres du mouvement
« vert » afin qu'ils ne puissent structurer
davantage la protestation, mais aussi et
surtout contre les militants de terrain et
leur famille.
Le
mouvement et les militants de gauche
Évidemment, les militants et forces de
gauche se situent à l'intérieur des
mobilisations et tentent d'en influencer le
cours. Cela est assez palpable quand on
entend dans certaines parties des cortèges,
des slogans hostiles à la République
Islamique ou réclamant la laïcité et
l'indépendance. Dans les manifestations il y
a bien sûr des slogans qui émanent de la
frange favorable aux « réformateurs ». A
quelques mètres de leurs mots d'ordre à
fortes connotations religieuses, dénonçant
Ahmadinejad et Khameneï au nom de l'Islam,
on entend de plus en plus un slogan qui
détourne celui en vogue en 1979. Les
manifestants d'alors criaient « Estghlal,
Azadi, Jomhouryé Eslami » (Indépendance,
Liberté, République Islamique) trente ans
plus tard le slogan est devenu « Estghlal,
Azadi, Jomhouryé Irani » (Indépendance,
Liberté, République Iranienne). Pour la
première fois dans l'histoire des trente
dernières années, des manifestants expriment
politiquement et publiquement leur souhait
d'un Etat laïc, démocratique et rejettent
les ingérences impérialistes.
Bien sûr le mouvement a ses faiblesses. Son
caractère horizontal voir spontané par de
nombreux aspects, laisse les mains libres
aux dirigeants « réformateurs » qui
bénéficient encore d'appuis solides au sein
de l'appareil d'Etat. Moussavi et Karoubi
sont encore capables de trouver un compromis
avec Khameneï et le Sepah. Les dernières
déclarations de Moussavi et certaines
interventions de proches du Guide indiquent
qu'il peut encore y avoir un terrain de
discussion. Autre point faible du mouvement,
en l'absence d'organisations capables de
structurer le mouvement, ce sont les
cérémonies religieuses et officielles qui
rythment les évènements. Enfin, certains
secteurs de la population n'ont pas encore
rejoint (ou ne l'ont fait que partiellement)
la mobilisation et restent observateurs des
évènements en cours. C'est le cas notamment
des minorités nationales, notamment les
kurdes, qui ne peuvent oublier les premières
années de la République Islamique et la
guerre qui leur a été menée alors par les
Pasdaran et le gouvernement Moussavi. A cela
il faut ajouter le fait que le Kurdistan
iranien est particulièrement quadrillé et
les militants durement réprimés, ce qui
enlève la latitude de mouvement que l'on
peut trouver dans le reste du pays. Pour
nuancer le tableau, il convient de dire que
les partis Kurdes (le parti communiste du
Kurdistan-Komolé et le Parti démocratique du
kurdistan iranien) appellent à soutenir le
mouvement en cours et que les étudiants de
l'université de Kermanshah viennent de
rejoindre le mouvement gréviste qui se
développe dans les facultés du pays.
Dans ce contexte troublé et lourd de danger,
un débat traverse les militants de gauche.
Pour certains, la victoire du camp « vert »
est souhaitable car elle ouvrirait un espace
démocratique pour l'action politique. Cela a
pour conséquence pratique d'aider Moussavi
et Karoubi à diriger la mobilisation. Ce
type de positions occulte le fait que pour
Moussavi et les « réformateurs » le combat
mené doit permettre un retour à l'âge d'or
du régime. C'est-à-dire un retour à la
période où le régime éliminait toutes les
oppositions de gauche et démocratique et où
des dizaines de milliers de militants
étaient exécutés dans les geôles de la
mollahrchie. Plus encore, dans sa dernière
déclaration, Moussavi propose cinq points
pour une sortie de crise tout en disant que
les dirigeants « verts » n'ont pas appelé
aux manifestations de l'Achoura. Ce qui
signifie qu'ils font un pas de côté par
rapport aux évènements du 27 décembre
dernier. D'autre part, si la libération des
prisonniers politiques est exigée et qu'il
parle d'élections démocratiques et libres,
il n'en définit pas les conditions et encore
moins le périmètre. En somme, il propose
d'en rester au cadre de la République
Islamique qui a banni toutes les forces
laïques, démocratiques ou de gauche. Plus
clairement encore, Moussavi exige la liberté
d'organisation et de manifestation dans le
cadre de l'article 27 de la Constitution de
la République Islamique. Ce qui exclu toutes
les organisations jugées hostiles à l'Islam
et à la République Islamique. En résumé, il
se limite à un changement de gouvernement et
à la destitution d'Ahmadinejad.
A
l'opposé de la collaboration avec la faction
« réformatrice », nombre de militants
ouvriers et de gauche tentent de lier au
mouvement actuel leur lutte contre le non
paiement des salaires, contre les
privatisations ou les licenciements et pour
la construction de syndicats indépendants.
C'est le cas, notamment des travailleurs
d'Iran Khodro (première entreprise de
construction automobile) ou du syndicat du
Sherkat-e Vahed (transport en commun de
Téhéran) qui appellent les salariés à
descendre dans la rue. Parmi les étudiants
on voit depuis quelques années réapparaître,
certes de façon très minoritaire, les
références au marxisme et au communisme. La
défiance à l'égard de Moussavi et Karoubi et
d'un accord au sommet entre les différentes
factions est d'autant plus forte que les
étudiants, et plus largement la population,
n'ont pas oublié le passage de Khatami à la
présidence de la république. A l'époque, les
« réformateurs » avaient, avec les Pasdaran,
réprimé les mouvements étudiants et ceux des
travailleurs. Ces militants de gauche, tout
en développant là où ils le peuvent une
politique indépendante, tentent de maintenir
les dirigeants « verts » prisonniers de la
dynamique de mobilisation. L'équation est
limpide : tant que la division entre le camp
« vert » et le Sepah n'est pas résorbée, les
opposants au régime pourront agir au travers
des manifestations et le mouvement aura le
temps de se développer et de se structurer
politiquement. En cas d'accord au sommet, la
fenêtre des mobilisations de masse se
refermera pour un temps, avec son lot de
répression contre les militants qui se
seront exposés. Ainsi, face au clan
Khameneï-Ahmadinejad et pour garder une
indépendance totale à l'égard des dirigeants
« verts », l'objectif principal des
militants de gauche reste l'extension et
l'ancrage du mouvement. Dans un moment ou
tout est possible, les peuples d'Iran ne
peuvent compter que sur leur propre lutte.
Plus que jamais, ils doivent pouvoir
s'appuyer sur la solidarité internationale
émanant des forces de la gauche sociale et
politique.
Le
5 janvier 2010
[1]
Le bazar est le lieu commerçant
historique. Il s'y concentre les plus
grosses fortunes du pays. Ces activités
ont évolué au cours de l'histoire et
s'étendent aux nouvelles activités
économiques à l’intérieur du pays, les
transactions directes avec l’étranger,
le contrôle et la résolution des
problèmes de distribution, de production
et des services. Par exemple, beaucoup
de grands commerçants jouent encore un
rôle important de relais entre le
secteur de la production et le marché
(les usines et les centres de
productions agricoles). Le secteur des
échanges et de l’exportation est aussi
en partie géré par le bazar. Le bazar a
toujours eu une grande proximité avec le
clergé chiite ce qui lui donne depuis la
révolution une place politique encore
plus importante.