Choc, incrédulité, désespoir, rage, émeutes, coups de feu et affrontements avec la brutalité policière ont fait sombrer l’Iran, à la suite des élections présidentielles qui ont réinstallé (le président) Mahmoud Ahmadinejad, dès le premier tour, suite à un raz-de-marée électoral proclamé. Tout le monde avait prédit qu’on assisterait au moins à une finale, à un second tour. Beaucoup pensaient même qu’avec la participation électorale massive d’environ 82 pour cent, Mir Hossein Moussavi [le candidat présenté comme « réformateur »] serait éventuellement le vainqueur.
Comment Mahmoud Ahmadinejad a-t-il fait pour gagner cette élection ?
D’abord, c’est le Guide Suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et le cercle autour de lui qui ont conclu qu’Ahmadinejad devait rester au poste de la Présidence. Ahmadinejad a prouvé qu’en tant que laquais du Guide Suprême, il exécuterait sans poser de questions les ordres de ce dernier. En signe de soutien à Ahmadinejad, l’hebdomadaire Sobh-e Sadeq, l’organe officiel du Représentant du Guide Suprême auprès du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (en persan : Sepah-e Pasdaran-e Enghel ?b-e Islami) a annoncé le 8 juin 2009 : « Nous nous assurerons que des individus voulant se soumettre à l’Ouest ne seront pas élus. »
Sur la base de la décision du Guide, la machine électorale du régime, les mosquées, les fondations religieuses, la milice (les bassidji, volontaires islamiques) et les Gardiens de la Révolution Islamique ont commencé à mobiliser leurs bases électorales. Ces institutions religieuses ont des millions de gens sur leurs fiches de salaire mensuels et le régime a toujours compté sur leurs votes.
Mahmoud Ahmadinejad était aussi en mesure de compter sur sa propre « machine » fiable. Au nombre des premières décisions qu’il a prises quand il est devenu Président en 2005, on pouvait remarquer le remplacement de gouverneurs des provinces et des départements, de maires et même de chefs de villages par ses acolytes provenant pour l’essentiel des structures militaires et de la sécurité [divers types de corps policiers]. Il a régulièrement voyagé dans différentes villes et villages avec des valises d’argent, des sommes distribuées à ses supporters.
L’augmentation massive des prix du pétrole au cours de sa présidence lui a offert plus de possibilités de dépenser largement. Durant les jours précédant les élections, la Cour des Comptes du Parlement a révélé que plus d’un milliard de dollars étaient prévus pour cela. Bénéficiant de ces aides « gratuites », notables locaux et mollahs des zones rurales et des petites villes ont facilement pu mobiliser des votants en faveur d’Ahmadinejad.
Malgré tous ces préparatifs et collectes de votes, Ahmadinejad et le pouvoir établi militaro-sécuritaire ainsi que le clergé conservateur ont été surpris par la mobilisation de masse des classes moyennes urbaines formée [qui ont suivi une formation post-obligatoire], surtout les femmes et la jeunesse, qui en l’absence d’un meilleur candidat, se sont ralliés à Mir Hossein Moussavi. Alors que la date des élections approchait, le mouvement anti-Ahmadinejad est devenu plus large et hardi dans sa revendication de changement.
Dans beaucoup de meetings, particulièrement dans les universités [au sein desquelles les étudiantes sont fort nombreuses], Ahmadinejad a été raillé, sifflé et s’est affronté à un chœur de personnes scandant le mot de « menteur, menteur » Il a dû annuler plusieurs de ses discours et dans certains cas a dû rapidement sauter dans sa voiture pour échapper aux manifestant·e·s.
La montée en puissance du mouvement pro-Moussavi a été si forte et a gagné tellement d’ampleur que l’establishment a pris conscience qu’au cas où il y aurait un deuxième tour, Ahmadinejad perdrait certainement et que la société civile gagnerait alors plus de terrain et avancerait des revendications plus radicales.
Alarmé par la probabilité de perdre une immense part des votes dans les grands centres urbains, le camp d’Ahmadinejad a commencé à préparer le trucage et la « construction » du vote. A cette fin, la machinerie principale se trouvait au Ministère de l’Intérieur, avec à sa tête Sadeq Mahsooli, son compère et son confident. En l’absence de tous observateurs indépendants, le Bureau des Elections a facilement pu manipuler les votes [1]. Il a effrontément décidé qu’Ahmadinejad devrait être déclaré vainqueur au premier tour, avec une marge suffisamment large pour éliminer tout doute ; plus gros est un mensonge, meilleure est sa vraisemblance !
Le pouvoir établi s’est également préparé à la répression d’éventuelles révoltes. Quelques jours avant l’élection, la Tête du Département Politique des Gardiens de la Révolution a annoncé qu’ils « écraseraient toute tentative de révolution de velours ». En plus du déploiement déjà massif de dispositifs répressifs – les Gardiens de la Révolution, l’armée et la police régulières, la milice Bassij [2] et les Forces Spéciales – le régime a aussi recruté un nombre assez important de jeunes hommes au moyen de centres de recrutement dans les grandes villes, leur procurant des scooters et des téléphones cellulaires. Ces gangs travaillent sur appel et chaque fois qu’il y a une manifestation ou un rassemblement anti-régime, ils sont envoyés contre les manifestants. Certaines des motos brûlées par les partisans de Hossein Moussavi lors des manifestations appartenaient à ces gangs.
Ce que le régime n’avait pas anticipé, c’était la réaction massive des votants suite à la publication des résultats de cette élection montée de toutes pièces. Il vaut également la peine de noter que les confrontations continuelles entre les deux factions principales du régime ont atteint un point critique lorsqu’au cours de débats, les candidats [les quatre sélectionnés par le pouvoir, initialement] ont exposé imprudemment les détournements de fonds des uns et des autres, les corruptions et les faux diplômes. Cela a contribué à accroître la bipolarisation au sein même du régime clérical [théocratique] et le conflit ouvert entre les deux factions principales à l’intérieur de ce dernier. Le soutien d’une faction du bloc au pouvoir a fait qu’il a été difficile d’éviter la révolte de l’électorat mécontent et des contestatires.
Les deux factions se trouvent maintenant dans une impasse : si Moussavi renonce à ses prétentions, ce sera un suicide politique pour lui, faisant de lui une autre figure de compromis comme le Président antérieur Seyyed Mohammad Khatami [président de 1997 à 2005, réélu en 2001 ; il soutenait Hossein Moussavi, après s’être retiré de la course présidentielle en février 2009]. Si c’est Ahmadinejad qui cède, la légitimité du pouvoir établi militaro-sécuritaire et du Guide Suprême prendront un coup supplémentaire (et presque irréparable).
Il y a des questions cruciales et compliquées qui se posent en ce moment politique critique. Quelle faction va céder ? Si le camp « réformiste » persiste et que les révoltes prennent de l’ampleur, est-ce que le régime va avoir recours à une répression encore plus sanglante et brutale ? Dans cette hypothèse, est-ce que les manifestations se transformeront en un mouvement révolutionnaire aspirant à renverser le système du régime islamique, ou bien ce mouvement retombera-t-il ?
Dans le cas de figure où le mouvement « réformiste » cède, est-ce que la révolte de la rue va mourir aussi, ou bien certains éléments se sépareront-ils du reste et suivront une trajectoire indépendante et plus radicale d’affrontement avec le régime ?
Il faut remarquer que les deux factions du régime ont peur d’une escalade non contrôlée des tensions et de la désobéissance civile. Et il est tout à fait possible qu’elles parviennent, d’une façon ou d’une autre, à des concessions mutuelles. Si cela se produit, cela aura sans doute un impact négatif sur les mouvements à l’intérieur de la société civile. Certains groupes accepteront les compromis ; certains seront déçus et dépolitisés ; d’autres continueront leur résistance de manière indépendante. De toute façon, même si les événements post-électoraux peuvent avoir l’air d’une nouvelle révolution, le mouvement de protestation n’est pas dans une position favorable et n’a pas les moyens organisationnels lui permettant de défier le système de la République islamique dans son ensemble, au moyen d’un assaut direct.
Néanmoins, quels que soient les résultats de cette élection et des conflits factionnels au sein même du système, nous assistons au moment le plus critique des trente années de la République Islamique [ en février 1979, l’Ayatollah Khomeini s’installe officiellement au pouvoir et, alors, Mehdi Bazargan, lié au bazar, est son premier ministre.]
La société civile, qui est remarquablement animée et conduite par le mouvement des femmes, la jeunesse, les enseignants et les travailleurs, a agi avec prudence et perspicacité. Tous ces gens sont entrés dans le processus de l’élection avec des revendications spécifiques et ont exprimé leur suffrage contre le candidat ayant les faveurs du pouvoir établi.
S’ils avaient boycotté les élections, par crainte de légitimer le statu quo ex ante, le régime ne serait pas dans la pagaille désastreuse dans laquelle il se trouve maintenant. Avec un taux de participation plus bas, Mahmoud Ahmadinejad aurait reçu la majorité des votes et le régime n’aurait pas eu besoin d’avoir recours à ce trucage honteux. Il ne serait pas en train de faire face au mécontentement et aux émeutes de rue, et le régime n’aurait pas à interdire avec brutalité des manifestations de rue pacifiques [et à multiplier les arrestations de nuit, à domicile], tombant encore plus en disgrâce aux yeux des Iraniens et du reste du monde. En déclarant vainqueur son candidat favori, le régime a dans un sens réussi, mais il est lui-même devenu le perdant au cours de ce processus. La société civile iranienne est en train d’aller, pas à pas, vers l’établissement de sa contre-hégémonie démocratique et laïque.