C'est un fait indéniable que la politique électorale en Iran est le lieu de rencontre des groupes privilégiés, résultant d'une procédure toujours continue de « la purification » à l’intérieur du régime. Cette procédure se manifeste de diverses manières, de la répression sanglante des opposants (surtout aux premières années après la révolution 1979) au processus de la disqualification des candidats aux élections exercée par le Conseil des Gardiens de la Constitution. Ainsi, les candidats à toute élection en Iran partagent-ils, ou en effet doivent prétendre à partager, de fortes similarités tout en gardant des divergences concrètes crées par la guerre du pouvoir à l’intérieur du régime
L’arrivée au pouvoir d’Hassan Rohani [septième président, entré en fonction en août 2013, élu en juin] ne fait pas d’exception à cette procédure contrôlée.
Le régime iranien s’est montré toujours préparé à payer le prix de l’exclusion des rivaux même potentiellement dangereux. Si des opposants communistes avaient été exécutés pendant les années 1980, Akbar Hashemi Rafsandjani, premier président après la guerre Iran-Irak et fidèle de longue date à la République islamique, a été «tristement» disqualifié pour la présidentielle quelques semaines avant l’élection. Proche de Hashemi, Rohani a été néanmoins visiblement proche du guide suprême, Ali Khamenei, et fait partie de son cercle de confiance. Cela se confirme par les événements de ces derniers mois.
En Iran, en absence de libre circulation de l’information, particulièrement en ce qui concerne le pouvoir politico-économique des Gardiens de la Révolutions et du guide suprême et de son entourage, les analyses politiques s’effectuent souvent à travers des exégèses des discours des politiciens et des signes de la sphère publique, ainsi qu’à travers des comportements antérieurs des responsables politiques. Dans cette situation, toute analyse est susceptible de rencontrer d’éventuelles surprises.
Malgré la difficulté de l’analyse, il y a des tendances invariables pendant ces dernières années au sein de la République islamique, ce qui relève des continuités déterminantes entre les gouvernements successifs, y compris celui d’Ahmadinéjad et d’Hassan Rohani. L’article 44 de la Constitution de la République Islamique de l’Iran, ordonnant la privatisation, après une modification forcée par le guide suprême, n’a jamais été contesté par un président ou par un groupe politique au pouvoir. Ce principe est un axe central de tous les programmes économiques des différents gouvernements. C’est exactement cette privatisation par un Etat oligarchique qui est devenue en réalité une distribution du bien «public» entre les oligarques et qui a fait apparaître, par conséquent, une nouvelle bourgeoisie étant – vu la situation du pays – en grande partie militaire. Ce genre de programmes économiques ne peut se réaliser, bien évidemment, qu’à travers une restriction forte et violente de toutes les activités militantes et des organisations politiques non étatiques. Cette attitude fait partie du comportement de tous les gouvernements après la guerre entre l’Iran et l’Irak.
Cependant Hassan Rohani n’est ni réductible à ce qu’on appelle la volonté du guide suprême, ni un cas à part parmi les présidents iraniens : toujours encadrés par le guide suprême dans l’ordre de la république islamique. En ce qui concerne sa place dans la sphère politique de l’Iran, d’un côté son cabinet se compose principalement de technocrates proches d’Akbar Hashemi, avec une vingtaine d’années d’expérience dans le gouvernement. D’un autre côté, ses alliés politiques indiquent sa proximité avec une grande partie des «réformistes», qui, sur le plan économique, n’avaient pas une identité distincte et qui ont toujours suivi le chemin dessiné par l’équipe d’Akbar Hashemi.
Jetant un coup d’œil sur son cabinet, on peut admettre que l’orientation économique du gouvernement Rohani est déterminée, de manière volontaire, selon une orientation bien claire sur l’économie, et pas seulement à cause de l’exigence structurelle du régime.
L’orientation économique du gouvernement
Hassan Rohani, dans son livre «La sécurité nationale et le système économique de l’Iran», met le doigt sur le chômage, lié à la crise du travail et à l’instabilité du marché économique, en tant qu’une menace pour la sécurité nationale. Il insiste que même dans les pays pratiquant un marché libre, l’Etat intervient pour empêcher la réduction des salaires lors des conflits entre les syndicats et les patrons. Laissons, pour le moment, la question de savoir si cette «intervention contre la réduction des salaires», vu son passé, est un geste sincère de la part du gouvernement ou non. Admettons néanmoins que le chômage d’un taux de 12% en Iran reste le problème central de l’économie iranienne du point de vue du gouvernement. Quelle sera la solution apportée au problème du chômage par le gouvernement ?
«Monsieur le président a suggéré qu’on étudie et qu’on change les noms des métiers par des noms chics pour que la tendance vers le travail chic augmente»1 , voici comment le ministre du Travail esquisse son programme pour rendre les métiers dits inférieurs plus attractifs. Parlant de la productivité et de «la culture de travail», Ali Rabiei ajoute que la plupart des travailleurs admettent travailler deux heures dans la journée, mais reçoivent le salaire d’une journée complète de travail. Mais faut-il alors diminuer les salaires et exacerber les systèmes disciplinaires dans les lieux de travail ? En l’absence de notion de «délégué ouvrier», c’est le ministre du Travail qui joue le rôle des «partenaires sociaux». Cela montre dans quelle mesure la gestion de travail en Iran est unilatérale.
De plus, dans le programme économique proposé par le ministre du travail 2 , le rôle des syndicats, des ouvriers et des patrons est plutôt d’augmenter l’harmonie entre la force de travail et les entreprises. C’est dans une perspective de coordination – et non de lutte sociale – que les syndicats doivent être «soutenus». Même un coup d’œil sur la liste des arrestations des syndicalistes pendant ces dernières années montre que ce «soutien» des activités syndicales relève purement d’apparences.
Selon les analyses de Mohammad Maljoo, l’économiste iranien, le 11e gouvernement, doit faire face à deux crises parmi d’autres, à savoir «la crise de l’accumulation du capital» et «l’exclusion sociale»3 , . D’une part, la stratégie principale du gouvernement vise la croissance économique en donnant un rôle central au secteur privé. La solution du gouvernement est basée sur cette analyse selon laquelle l’inégalité sociale et la croissance économique sont historiquement inversement liées en Iran. D’autre part, l’intérêt principal de la classe capitaliste et de la couche supérieure de la classe moyenne se trouve dans la croissance, tandis que la demande la plus importante de la classe ouvrière et de la couche inférieure de la classe moyenne consiste dans la mise en œuvre d’une politique de redistribution. Alors, faut-il adopter cette idée de croissance pour satisfaire les intérêts de deux classes ? La critique de Maljou contre cette analyse consiste à dire que ces analyses oublient, d’une part, le rôle du pétrole dans l’économie iranienne et, de l’autre, le fait que la diminution de l’inégalité peut également inciter la croissance économique en Iran.
Mais les économistes du gouvernement – admettant que la croissance économique peut produire un surplus de richesse pour une éventuelle redistribution – insistent sur le fait qu’il ne faut pas lancer un processus de redistribution immédiat, car cela empêche un surplus plus élevé, et, par conséquent, une meilleure distribution dans l’avenir. Mais quand arrivera-t-il ce moment si attendu de la redistribution ? Selon nos expériences : jamais. L’ajournement de la redistribution veut dire, en réalité, l’inexistence permanente de la redistribution. Il ne faut pas oublier la situation dans laquelle la négociation sur ce genre de décisions, le moment de la redistribution, se déroule. Le résultat de la négociation est déterminé par les rapports de forces du pouvoir actuel. Dans un système politique fermé comme celui de l’Iran, la classe ouvrière n’a aucun pouvoir réel, même pour participer à une prétendue négociation. Et oublions la mobilisation et la lutte sociale !
Ce n’est pas qu’on attende, avec un optimisme naïf, une impartialité de la part de l’Etat vis-à-vis de cette situation. Mais il est difficile d’imaginer que Mohammad Nahavandian, le président de la Chambre iranienne du commerce, de l’industrie, des mines et de l’agriculture (ICCIMA) – une instance créée pour la mise en coopération entre des hommes d’affaires et les patrons des unités industrielles, des mines et de l’agriculture – est désigné en même temps comme chef de cabinet. Le représentant officiel de la bourgeoisie iranienne est nommé en tant que l’un des personnages les plus puissants du gouvernement.
Ali Rabiei, le ministre du Travail actuel – et le conseiller de sécurité de l’ex-président Mohammad Khatami – a déclaré dans un entretien, peu de temps après l’élection présidentielle, l’émergence d’une classe moyenne particulière en Iran qui n’appartient pas nécessairement à la couche économiquement supérieure . Plutôt une classe moyenne culturelle, elle est à l’avant-garde du changement en Iran. Rabiei ajoute qu’il y a un phénomène de «pénétrabilité» dans la société iranienne. Il consiste dans l’affirmation que des comportements et des croyances politiques de la classe moyenne pénètrent, au cours du temps, d’autres groupes de la société, y compris «la classe défavorisée». En admirant la classe moyenne, il la désigne comme la classe progressiste et l’avant-garde pour le changement en Iran. Le vocabulaire choisi par les analystes proches du gouvernement est plein de termes, jamais explicitement définis, comme la classe moyenne, inférieure et supérieure, favorisée et défavorisée. Ce choix de vocabulaire est une tentative consciente afin de mener une politique qui va contre les intérêts de la classe ouvrière.
Alors, existe-il clairement une justification d’ordre idéologique derrière le fait que les réformistes n’ont jamais essayé de cibler la classe ouvrière en tant que base populaire de leur politique électorale ?
Une partie des dissidents réformistes ont avoué, dans les discussions informelles, que la classe ouvrière pour eux était toujours la base électorale de la politique des réactionnaires, ce qui explique la méfiance totale des réformistes à l’égard de la classe ouvrière au début du mouvement contestataire en 2009, appelé le «mouvement vert».
La désespérance de la classe ouvrière iranienne semble continuer pendant ce gouvernement à cause de l’orientation de classe des réformistes. De plus, cette préférence politico-économique des réformistes et de leurs proches met en danger non seulement l’avenir de la classe ouvrière, mais aussi leur propre avenir politique. Le désarroi de la classe ouvrière pourrait être manipulé et utilisé de manière trompeuse dans le cadre des conflits internes au régime. Cela pourrait conduire, dans un certain laps de temps, à une situation similaire à celle de l’élection de 2005.
[*] Cet article a été publié par le site web de S STI : http://www.iran-echo.com/arash_classe.html
[1] http://www.mehrnews.com/detail/News/2134491